Un sujet fort et intemporel, une mise en scène magistrale et, en filigrane, un contexte historique unique : le premier film parlant de l’Allemand Fritz Lang fut son coup de maître.

Allemagne, début des années 1930. Une grande ville vit dans la terreur d’un meurtrier d’enfants que la police est incapable de démasquer malgré les moyens énormes qu’elle déploie. Si elle demeure infructueuse dans son but premier, cette chasse à l’homme fait toutefois une victime collatérale de marque : la pègre, dont les activités sont entravées, et qui voit ses bénéfice s’effondrer. Ses membres décident alors de mener eux aussi l’enquête et de tout faire pour mettre l’assassin hors d’état de nuire.

 

Image du film "M le maudit"

 

A partir de cette trame policière, Fritz Lang réalise un bijou de mise en scène et de construction du récit, notamment dans sa première partie, laquelle décrit comment la psychose et la suspicion généralisée s’emparent de la ville. Cet aperçu de la situation exposé, M le maudit se focalise alors sur la police et la pègre (dont les actions et le fonctionnement pour traquer le meurtrier sont mis en parallèle), avant de glisser sur le criminel, sa traque, et la question de sa responsabilité, cette dernière culminant avec la tirade saisissante et hallucinée livrée par l’acteur Peter Lorre dans l’une des toutes dernières scènes du film.

 

Image du film "M le maudit"

 

Mais si M le maudit marque encore et toujours les esprits, ce n’est pas seulement pour ses qualités cinématographiques (la séquence mettant en parallèle l’organisation de la police et celle des truands est devenue culte), mais aussi pour l’intemporalité de son sujet. L’auteur de ses lignes eut l’occasion d’en prendre la mesure lorsqu’il vit le film pour la première fois au milieu des années 1990, alors que l’affaire Julie et Mélissa défrayait la chronique. Comme dans M le maudit, un même fait divers qui frappe de stupeur une ville ou un pays ; comme dans M le maudit, les mêmes débats sur le sort à réserver au coupable et les mêmes questionnements quant à l’efficacité de la police et de la justice ; comme dans M le maudit, les mêmes malfrats ordinaires clamant n’avoir rien en commun avec le « monstre » : soixante-cinq ans auparavant, Fritz Lang avait déjà porté l’histoire à l’écran.

 

 

« Dans l’antre du roi de la montagne »

Autre aspect marquant du film : son utilisation de la bande-son. Pour Fritz Lang, dont les œuvres précédentes ont été tournées du temps du muet, le recours à la technique du parlant est une grande première, accomplie de manière parfaite, sans gratuité ni excès, mais en en faisant un composant précis et épuré de la composition. Cette approche transparaît dès la séquence d’ouverture, devenue un cas d’école de montage et d’intégration du son comme élément constitutif du film.

Au sein de cette séquence, particulièrement importante est la scène d’achat d’un ballon, au cours de laquelle le criminel sifflote un air qui reviendra comme une ritournelle : « Dans l’antre du roi de la montagne », extrait du poème dramatique Peer Gynt, écrit par le Norvégien Henrik Ibsen et mis en musique par le compositeur Edvard Grieg. En liant spécifiquement cet air sifflé au tueur, Lang réalise ce qui est considéré comme l’une des toutes premières adaptations du concept de leitmotiv au cinéma.

 

L’agonie de Weimar, l’avènement du nazisme (spoilers partiels)

Outre ses qualités cinématographiques et le traitement de son sujet, un troisième élément contribue à élever M le maudit au rang d’œuvre mythique : le contexte socio-politique qu’il sous-tend.

Lorsque son tournage a lieu en janvier et février 1931, l’Allemagne subit de plein fouet la Grande Dépression, la République de Weimar est incapable d’y apporter la moindre réponse efficace, et le parti nazi vient d’effectuer une percée historique en passant de 3% à 18% des sièges du Reichstag. La tragédie est enclenchée. Deux ans plus tard, son premier acte sera consommé, la République de Weimar morte et enterrée, et Hitler chancelier.

Dès lors, M le maudit accède à un rang d’œuvre prophétique que les événements des années suivantes vont encore amplifier. En cause : le rôle tenu dans le film par la pègre, à la fois très hiérarchisée et menée par un gangster au charisme fort, mais aussi reposant sur une armée de démunis et de petites gens qui, par leur volonté, leur association et leur débrouillardise, réussissent en peu de temps là où la police des notables échoue depuis des mois. Bref, d’un côté, la République de Weimar et ses élites impuissantes, de l’autre le parti nazi et son chef, pour l’instant relégués en marge de la scène politique, mais déterminés à prendre les problèmes à bras-le-corps et à les résoudre avec l’aide de ceux que l’impéritie de l’État a entraîné dans la misère.

 

Image du film "M le maudit"

Le chef de la pègre brandissant le portrait d’une des victimes du meurtrier.

 

Partant d’une telle interprétation, une question se pose toutefois : M le maudit vise-t-il à dénoncer la montée du nazisme, ou au contraire à la souhaiter ? Le fait est qu’une ombre plane sur le film, celle de la femme de Lang, Thea von Harbou, qui en a co-écrit le scénario et est depuis plusieurs années attirée par les idées d’extrême-droite, que son mari, lui, rejette. D’ailleurs, si le dénouement du film est à la fois ouvert (la peine à laquelle le meurtrier est condamné n’est pas dévoilée) et ambigu (les dernières paroles prononcées sont celles d’une mère éplorée balbutiant un « Nous devrions davantage surveiller nos enfants » qui peut s’interpréter de bien des façons), les scènes qui le précèdent marquent un renversement par rapport à la dynamique jusque-là globalement favorable à la pègre : non seulement la police parvient enfin elle aussi à élucider l’affaire, mais en outre la parole est donnée au criminel pour qu’il puisse se défendre, et surtout, surtout, une voix discordante s’élève au sein du tribunal populaire auto-institué, et ose défendre un verdict autre que celui, radical, réclamé par la foule.

Au bout du compte, Lang ne dit pas explicitement ce qu’il pense, au spectateur de se forger une opinion et, que ce soit dans la manière avec laquelle une société traite ses meurtriers, ou dans celle avec laquelle cette même société doit être administrée, à ce même spectateur de décider où il place le curseur entre le Bien et le Mal, un dilemme auquel, confronté deux ans plus tard, le couple Lang-Harbou, déjà fissuré par les infidélités, ne survivra pas, Harbou faisant le choix des nazis, Lang (juif par sa mère) celui de quitter le pays.

Exilé aux Etats-Unis, Lang s’y montre virulent envers le régime hitlérien et renforce son image de réalisateur ayant anticipé et dénoncé la montée du nazisme. Il faut dire que le sort subi par le dernier film qu’il a réalisé avant son départ (Le Testament du Docteur Mabuse, toujours co-scénarisé avec Thea von Harbou) justifie ce statut : tourné dans les semaines qui précèdent l’avènement d’Hitler et racontant comment un petit groupe d’hommes déterminés à prendre le pouvoir déstabilise le pays par la violence et la subversion, il a été censuré et interdit de diffusion en Allemagne !

Une autre anecdote circule également : lors du tournage de M le maudit, le propriétaire d’un studio refusa de le louer à Lang qui voulait y tourner une scène. Motif : sympathisant nazi de son état, ce propriétaire, en entendant que le titre provisoire du film était Les Assassins sont parmi nous, aurait craint que son contenu ne soit orienté contre le parti qu’il soutenait. Détrompé par Lang qui lui expliqua que le scénario portait sur un meurtrier d’enfants, le propriétaire se ravisa et autorisa l’utilisation de ses installations. L’histoire n’en circula pas moins, mais fut parfois déformée et instilla l’idée que les nazis avaient tenté de faire interdire le film (ce qu’ils feront effectivement lorsqu’ils arriveront au pouvoir), avivant ainsi son aura d’œuvre dénonciatrice de la montée d’Hitler et de sa clique. Se voulait-elle pourtant vraiment ainsi au moment de sa sortie ? Cette perception n’est-elle pas en partie le fruit d’une surinterprétation postérieure influencée par le déroulé des événements ? Quelle que soit la réponse, une chose est certaine cependant : que cela ait été en pleine conscience ou non, M le maudit avait magistralement saisi l’air de son temps.

 

Image du film "M le maudit"

 

Fiche technique

Réalisateur : Fritz Lang

Durée : 1 h 50

Année de sortie : 1931

Distribution : Peter Lorre (M), Otto Wernicke (le commissaire Lohmann), Gustaf Gründgens (Schränker, le chef des gangsters), Ellen Widmann (Mme Beckmann), Inge Landgut (la petite Elsie Beckmann) …