Le réalisateur soviétique fut chargé à deux reprises de symboliser le dictateur sur grand écran. Si la première œuvre enthousiasma le commanditaire, la seconde fut beaucoup moins à son goût.
11 février 1948. A cinquante ans à peine meurt d’une crise cardiaque Sergueï Eisenstein, le cinéaste emblématique de la révolution soviétique, celui qui lui a donné vie et force à l’écran, notamment via son deuxième film, Le Cuirassé Potemkine (1925), un chef-d’œuvre mondialement acclamé qui l’a élevé au rang de géant du Septième Art. Et de la propagande.
Car le talent d’Eisenstein est au service du régime, lequel ne se prive pas de l’utiliser pour conditionner les masses dans le sens voulu. Un sens qui va évoluer au fil du temps. Ainsi, au départ le réalisateur glorifie-t-il surtout le peuple qui se soulève contre la tyrannie et cherche à se libérer du joug tsariste et capitaliste. A contrario, les deux derniers films de sa carrière (Alexandre Nevski et Ivan le Terrible) ont une tonalité différente. Ils parlent toujours de lutte contre des oppresseurs, mais cette fois, ceux-ci sont … des étrangers. Des envahisseurs. Des non-Russes. Et si le peuple est encore présent, s’il a encore un rôle à jouer, ce n’est plus que comme faire-valoir de la vedette tacite que ces films doivent magnifier, une vedette qui n’est plus un collectif, mais un individu, un seul, le plus puissant du pays : le dictateur Joseph Staline.
Alexandre Nevski et Ivan le Terrible sont quasi des commandes personnelles de la part de celui qui dirige alors l’URSS d’une poigne de fer. Via l’évocation de deux figures majeures du Moyen Âge russe, le dictateur entend accroître le culte rendu à sa personne et accentuer son image d’homme providentiel, derrière qui unanimement se ranger. Il faut dire que, au moment où Alexandre Nevski est tourné (1938), les temps sont pour le moins troublés. Sur le plan intérieur, les purges « d’opposants » battent leur plein, tandis que, sur le plan extérieur, la perspective d’une guerre prochaine avec l’Allemagne hitlérienne devient de plus en plus forte. Dans ce contexte, le personnage d’Alexandre Nevski est un étendard rêvé à arborer.
Né au XIIIe siècle, ce prince de Novgorod est devenu un héros national pour avoir repoussé une tentative d’invasion des Chevaliers teutoniques. Or, qui dit « Chevaliers teutoniques » dit pratiquement … « Allemands ». Ne reste qu’à bien rappeler la dimension catholique romaine de leur entreprise (les références ne manqueront pas), insister sur leur sauvagerie (une scène de bébés jetés vifs dans un brasier fera l’affaire) et ne pas oublier de mâtiner le tout de quelques traîtres à la cause russe (principalement des marchands), et voilà, le décor est planté, il n’y a plus qu’à tourner.
Cette tâche, c’est le prestigieux Eisenstein qui se la voit confiée. Hors de question toutefois de lui laisser les coudées franches. C’est que l’étoile du cinéaste a pâli depuis Le Cuirassé Potemkine. En cause d’abord, une escapade américano-mexicaine au début des années trente. Si celle-ci a été dûment autorisée et permet à l’artiste de rencontrer entre autres Charlie Chaplin, elle est en revanche un fiasco sur le plan artistique (tous ses projets de longs-métrages avortent) et, son absence s’éternisant, elle suscite l’irritation du maître du Kremlin qui commence à se demander si le cinéaste ne doit pas être porté déserteur. Celui-ci revient alors au pays et entame la réalisation d’une nouvelle œuvre, Le Pré de Béjine. Le tournage de ce film va cependant s’avérer catastrophique et il finit par être interrompu par les censeurs du régime qui lui reprochent de s’éloigner de la ligne idéologique prônée par le parti. L’échec est cuisant mais le blâme en retombe surtout sur le producteur Choumiatski, Eisenstein passant quant à lui plus ou moins entre les gouttes. Sa réputation n’en est pas moins entachée et, pour Alexandre Nevski, il se retrouve flanqué d’un « superviseur officiel » chargé de l’encadrer.
Artistiquement parlant, cet attelage n’empêche pas le film d’être un chef-d’œuvre. Son point d’orgue est la scène dite « Bataille du Lac gelé ». Ou, plus exactement, les six minutes qui précèdent le choc des guerriers. Elles commencent par un écran noir où s’inscrit en lettres blanches la date du combat (5 avril 1242) et se poursuivent par une série de plans sur les lignes russes attendant avec anxiété l’impact de la charge ennemie en train de foncer vers elles, une charge folle, une charge de mort, menée par une nuée de cavaliers aux lances jaillies et à la tête couverte de heaumes affolants, une charge endiablée, sublimée par la musique de Prokofiev, d’abord lugubre et menaçante, puis qui s’envole dans un crescendo épique qui culmine à l’instant où, alors qu’ils doivent rejoindre leurs positions, les deux hommes de confiance de Nevski, rivaux en amour mais avant tout amis, s’étreignent passionnément, peut-être pour la dernière fois, tandis que, impassible et résolu, leur chef ne quitte pas des yeux la gigantesque vague cuirassée qui, dans une poignée de secondes, va s’abattre sur le mur de son armée.
Sur le plan de la propagande aussi, le succès est au rendez-vous : le public se presse dans les salles et Staline est ravi de l’incarnation que l’acteur Nikolaï Tcherkassov donne d’Alexandre Nevski, c’est-à-dire, en réalité, de lui. Des esprits soupçonneux pourraient cependant relever quelques points troublants. Ainsi, par exemple, au début du film, le héros est montré en exil, écarté des lieux de pouvoir par des dirigeants qui, à dessein, ont choisi de se passer d’un homme valeureux et compétent. Toute ressemblance avec l’épuration alors en cours au sein de l’Armée rouge ne saurait-elle être que fortuite ? Peu importe. Ce détail ne trouble pas l’appréciation générale et Eisenstein se voit décerner l’Ordre de Lénine, puis, deux ans plus tard, en même temps que Tcherkassov, le Prix Staline, cela alors qu’Alexandre Nevski est privé de diffusion publique depuis la signature du pacte germano-soviétique d’août 1939.
La lune de miel circonstancielle entre les deux dictatures ne dure cependant pas. A l’été 1941, Hitler envahit l’URSS, laquelle va plier mais ne rompra pas. L’avancée du conflit contraint toutefois les studios de cinéma à être relocalisés à Alma-Ata (aujourd’hui Almaty), dans le Kazakhstan. C’est là qu’Eisenstein réalise sa dernière œuvre : Ivan le Terrible. A la base, le concept est le même que pour Alexandre Nevski : glorifier Staline via l’exaltation d’une personnalité historique exceptionnelle (ici, le premier « tsar de toutes les Russies »), laquelle, confrontée à un péril mortel, unifie le pays, neutralise les traîtres et vainc la menace extérieure.
Le film est prévu pour être une trilogie. Son premier volet, tourné en 1944, satisfait les attentes. Il débute par le sacre du jeune Ivan. Dans les travées de l’église, des doutes se font entendre. « Il n’est pas légitime ! » disent les uns. « L’Europe ne le reconnaîtra pas » ajoutent d’autres. Narquois, un courtisan murmure : « S’il est fort, l’Europe n’aura pas le choix ». D’emblée, le ton est donné. Le style aussi. Majestueux et imposant. L’ouverture est une succession de plans où sont tour à tour montrés les attributs impériaux, l’intérieur bondé de l’édifice où a lieu la cérémonie, la proclamation par le dignitaire religieux de l’avènement du tsar, puis la composition de l’assistance : d’un côté les partisans d’Ivan ; de l’autre ses opposants, au rang desquels d’abord les boyards, ces aristocrates présentés comme accaparant les richesses du pays sans souci de l’intérêt du peuple, puis, celle qui sera son pire ennemi, sa tante Efrossinïa, flanquée de son fils débile qu’elle veut mettre sur le trône. Alors seulement, le tsar apparaît à l’écran. D’abord de dos. Puis, son couronnement achevé, de face, pour prononcer un discours adressé tant à la sainte Russie du XVIe siècle qu’à l’URSS en guerre, un discours martial, qu’il conclut par des mots sans appel pour affirmer son statut de chef prêt à tout pour sauvegarder le pays. L’expressivité figée des visages, le décor monumental, le travail sur la lumière d’Edouard Tissé (qui dirigea la photographie de tous les films d’Eisenstein), la musique une nouvelle fois de Prokofiev et, comme toujours, l’art du montage du cinéaste, font de la scène une fresque tragique, lente et superbe.
Le film se poursuit par les premiers succès militaires d’Ivan, puis sa prise de conscience d’un entourage où les traîtres sont légion, la mort de son épouse, le temps des doutes et, en guise d’épilogue, l’exil volontaire du souverain, suivi de son rappel par le peuple accouru en masse le supplier de reprendre sa place. Rien ne manque, tout y est, Eisenstein peut recevoir un second Prix Staline et s’atteler à la deuxième partie du film.
Dans celle-ci, l’ambiance de plus en plus oppressante de la fin du premier volet s’accentue jusqu’à en devenir étouffante. La lumière qui émanait d’Ivan a disparu, les complots avivent sa méfiance, une méfiance qui va virer à la paranoïa et muer sa garde rapprochée en sinistre police politique exécutrice des basses œuvres. Les cygnes blancs du début de règne sont devenus noirs, la transformation est morale et physique, Ivan est devenu « terrible ». Terrible, et pervers. Le paroxysme est atteint lors d’une séquence étonnante, qui a la particularité d’être … en couleurs. De telles pellicules ont en effet été abandonnées par l’armée allemande en déroute et sont utilisées pour le tournage de l’avant-dernière scène, un banquet effarant, aux teintes saturées de noir et d’un rouge glacé, dont la combinaison renforce l’impression d’assister à un festin tenu non pas chez un empereur, mais dans l’antre de Satan.
Quand commanditaire et apparatchiks découvrent ce second opus, la colère le dispute à la consternation. Les sanctions ne tardent guère : le tournage du troisième volet est arrêté et la diffusion de la deuxième partie interdite. Ce n’est qu’en 1958 que sera enfin autorisée sa projection, cinq ans après la mort de Staline, dix ans après celle d’Eisenstein, lequel passa les derniers mois de sa vie en semi-disgrâce. Le prix de l’inconscience ? Ou celui d’un esprit désireux, malgré tout, de conserver une certaine indépendance ?